L'Irlande

La traversée

130 milles de traversée pour atteindre l'Irlande. Nous avons choisi Kinsale comme point d'atterrissage, pensant que Cork serait trop gros et industriel. Une fenêtre météo semble s'ouvrir: un vent d'est revenant nord-est en soirée, 15 à 20 noeuds, avec un ciel nuageux dans l'après-midi et quelques précipitations pendant la nuit. Sous spi tangonné, Boisbarbu file à 8 noeuds jusqu'en soirée. Vers 22h, le vent refuse de 30° et la mer se forme en belles vagues de travers. Vers 2h du matin, nous croisons la course de la mini Fastnet, en allant à la même vitesse: 8 noeuds. Mais eux n'ont que des petits bateaux de 6,50m ! Sont-ils sous spi ? La nuit noire m'empêche d'en savoir plus. Nous les voyons défiler sur l'écran AIS. Des noms que nous retrouverons 2 jours plus tard en tête du classement sur les journaux.

Les vagues par le travers tribord déferlent dans le cockpit et inondent le coffre arrière tribord. L'eau se faufile par le coqueron arrière et se répand dans notre cabine à bâbord. Evelyne me convainc de réduire la toile. Elle a raison: une fois la grand-voile arisée et le génois réduit, notre vitesse est toujours de 7,8 noeuds et le bateau beaucoup plus facile à barrer. Je me fais moins asperger par les vagues. Peu après 10h, nous embouquons la baie de Kinsale à la voile. Tout se calme quand le tumulte des vagues contre la coque cesse. Nous amarrons sur une bouée de l'avant port, pour dormir 2 heures en attendant l'étale, quand la manoeuvre sera plus facile pour un appontement dans la rivière, à la marina de Castle Park, tous les pontons de Kinsale marina étant suroccupés par les 70 voiliers de la course Sovereign Cup.

Kinsale

Très jolie petite ville, aux vieux quartiers de petites maisons multicolores. Nous sommes immergés dans l'ambiance irlandaise. Touristique, la ville est cette semaine animée par les équipages de la Sovereign Cup, régate très suivie en Irlande. Le petit marché, les nombreux pubs et leurs tonneaux de bière stockés dans la rue, les magasins de laine, pull-over, casquettes et gilets irlandais, les 2 magasins-expos de photos noir & blanc remarquables, la promenade côtière jusqu'au fort, des fleurs, des fenêtres très décorées d'objets marins ou celtes, tout y est.

Juste le temps de faire une lessive, qui ne sèche pas facilement, et cap vers l'ouest.

Dès les premiers jours, je retrouve l'Irlande comme dans mes lointains souvenirs enrichis par mon imaginaire. Les côtes découpées et sauvages, les falaises surmontées de plateaux de bruyère et de montagnes aux chaos de rochers. Les troupeaux de moutons. La sévérité du climat. L'exposition aux vents, vagues et houle de l'Atlantique. La modestie et sobriété des équipements et des villages. Les couleurs des maisons. La musique irlandaise, toujours présente comme une tradition bien ancrée. La gentillesse et l'accueil des irlandais. Pour Evelyne, qui découvre ce pays, la réalité est conforme à ses attentes et à ses lectures. L'Irlande, ses paysages, ses traditions et ses mystères nous ont conquis. Nous sommes enchantés..

Glandore

Sur la côte sud, nous relâchons à Glandore, une baie creusée dans les rochers. Le village de Glandore est tout petit et très mort hormis le club d'aviron qui s'entraine chaque soir, quel que soit le temps. Nous marchons 5km sous la pluie jusqu'à Union Hall, tout aussi mort, si ce n'est une petite superette et un salon de thé. Tiens un bateau de pêche du Guilvinec qui vient négocier sa cargaison ici.

Baltimore

Longtemps j'ai attendu Baltimore, jusqu'à ce jour où il s'ouvre à moi, au fond de son écrin de roches et de falaises. Le vent fort nous propulse dans la passe de Sherkin. La mer se calme et nous voici devant quelques bouées, comme dans la Chambre des Glénan. Une traversée plutôt sportive en annexe nous conduit sur le petit port, dont la place est encerclée par 5 ou 6 pubs d' où émergent des musiques irlandaises.

Seule la place est ensoleillée, pour que les marins de passage puissent se régaler de leur première gorgée de bière. Le reste du village manque d'intérêt, mais la balade jusqu'à Beacon Point vaut la peine.

Un centre de l'écoles des Glénans avait pris pignon sur rue dans cette baie, mais a abandonné après quelques années. Nous célébrons le jour de l'été et l'anniversaire d'Evelyne dans un bon restau, ou l'on se régale de mouton et de cerf.

Schull (prononcer Skol)

Une navigation tortueuse au nord ouest de Baltimore pour rallier Schull, qui n'est pas sans nous rappeler nos navigations suédoises de 2015.

Baie bien protégée sous le Mt Gabriel, dans la péninsule de Mizen. Nous y sommes les seuls plaisanciers, amarrés à une bouée dont on apprendra qu'elle était privée, à défaut d'avoir trouvé la bouée visiteur. Petit village authentique et très calme, tournant autour de la pèche.

Je ne suis pas de ceux qui préparent minutieusement leur navigation estivale pendant les longues soirées d'hiver. Non par négligence, mais plutôt par souci de goûter les surprises et imprévus que nous réserve une navigation dans une zone qui nous est encore inconnue. Pour que l'inconnu devienne connu au cours des jours, plutôt que de l'anticiper. C'est ce qu'il nous reste d'aventure, dans des voyages ou le partage mondial des connaissances et leurs diffusions sur internet privent le voyageur de l'étonnement des découvertes, tant des paysages que des personnes et que des coutumes locales. Je me limite juste à glaner quelques informations au hasard des rencontres sur les pontons. Informations que j'oublie pour la plupart, si ce ne sont celles qui m'ont été vantées avec le plus de couleur et d'enthousiasme. Pire que cela, ... et là je vais faire bondir nombreux de mes amis marins, je ne me suis même pas procuré le guide de navigation de l'Irlande. Celui de la Irish Yachting Club Association semble pourtant fort bien fait, mais il m'épargnerait sans doute la lecture approfondie des cartes marines dans laquelle je me plonge chaque soir, lorsque la pénombre envahi le carré de Boisbarbu, et qu'Evelyne sombre dans les pages d'un roman. La magie de la carte m'inspire un itinéraire sans dévoiler tous ses secrets. Laisser planer un mystère pudique sur chaque île, sur chaque baie, sur chaque embouchure, tant qu'elle n'aura pas elle-même levé le voile. Ce manque d'information nous oblige aussi à demander conseil dans les ports, à rencontrer des marins qui partagent leur expérience et livrent un peu d'eux-mêmes. Alors nous nous fixons une zone de navigation pour l'été, et en route ... Ce passage du Dursey Sound, par exemple, que je découvre sur la carte juste une heure avant de l'emprunter:

Une surprise, par exemple, dont il nous faudra attendre la deuxième semaine en Irlande pour en prendre conscience, c'est la rareté des marinas. De tout notre parcours, on nous en annonce que 3: Kinsale, Bear Island, et Dingle. Alors que les grands noms de ports comme Baltimore, Bantry, Kenmare en sont dépourvus. Port signifie un bon abri, mais seulement au mouillage ou au mieux sur un corps mort. Très habitués aux mouillages (certaines saisons en Méditerranée nous ont vu poser l'ancre 200 fois !...), je ne crains pas de rester au mouillage par 40 nœuds de vent, mais la rareté des marinas pose plus un problème d'autonomie en eau. Pas de souci, il nous restera toujours la possibilité de "bidonner" (remplir nos 300 litres de réserves d'eau en faisant des aller retours en annexe avec un bidon de 20 l), ce qui occupe une demi-journée. Le gasoil ne m'inquiète pas puisque Boisbarbu navigue très généralement à la voile. Quant à l'électricité, le vent des dépressions atlantiques suffit à faire tourner en bourrique notre fidèle éolienne pour recharger nos batteries.

Il nous faut un peu de temps pour nous adapter aux us et coutumes locaux. Nous apprenons au cours des gaffes commises :

Bear Island, Lawrence Cove marina

Abri improbable dans le sound de Bear Island, ou un couple a installé cette petite marina privée (2 pontons) et arrive à en vivre en offrant quelques services d'hivernage à une dizaine de bateaux. Véritable petit trou à cyclone, l'endroit est charmant, mais très mort. Nous n'y resterons qu'une nuit, histoire de remplir nos réservoirs d'eau, et de prendre une douche, pour éloigner notre odeur de celle des phoques qui nous entourent.

les oiseaux

Le plus courant ici est le pufin des anglais, en anglais: Manx Shearwater. Rien à voir avec le puffin qu'on appelle macareux. Le pufin des anglais est un oiseau noir, blanc sous la tête, les ailes et le corps. Après un décollage laborieux et maladroit avec un battement d'ailes rapide, il se met à planer en effleurant les creux de vagues au travers desquelles il se faufile.. Il passe ses hivers au chaud, en Argentine ou au Brésil. On n'en voit pas sur nos côtes françaises, ou nous avons les guillemots qui leur ressemblent un peu.

Ensuite, ce sont les fous de bassans, bien connu avec leur long corps fuselé, leur cou jaune et le bout des ailes noires. Il vole élégamment en grands planés au raz des vagues. D' 1,60m d'envergure, ils me parait plus costaud ici qu'en France. Son plongeon, quand il pêche, est très impressionnant. Au dernier moment, il replie ses ailes et un airbag lui protège la boite crânienne du choc de l'eau. Il s'enfonce loin dans l'eau et rate rarement sa proie. C'est très impressionnant de voir une nuée de fous de bassans qui lancent ses skuds sur un banc de poissons. En anglais: Gannet. L'expression anglaise "eat like a gannet" veut dire "manger comme un goinfre".

Les hérons. Très peu sauvage, on en voit souvent dans les ports, ou les villages, sur le capot d'une voiture ou sur un ponton. Leur envol est toujours majestueux.

Les goélands, bien sur, qui sont partout. Nul besoin de les présenter.

Ceux qu'on ne voit pas: Pas vu un seul stern, ni une mouette rieuse (courant dans le sud de l'Angleterre), ni une mouette, ni un skua (courant en Ecosse), ni pinguouin torda (très présents dans les Scillys), ni huitrier pie (très courants dans les Scillys), ni même un macareux (même si il y en a dans les falaises) sur les côtes, alors que nous en verrons des milliers sur les îles de l'ouest.

Les animaux

En mer: des dauphins et quelques méduses comme partout, mais surtout des phoques, qu'on voit le matin près de notre mouillage, ou roder autour des fermes à poisson.

Sur terre: des lapins, des loutres, des cerfs et énormément de moutons, plat national irlandais !

Castletownbere, dans la baie de Bantry

A l'annonce d'un fort coup de vent de nord-ouest, nous décidons de relâcher 3 jours dans le port de Castletownbere, amarrés à une bouée (un coffre, c'est pareil) qui semble très costaud. Entre les gros bateaux de pêche, le vent peut souffler à 35 noeuds, nous ne risquons rien.

Castletown est une jolie petite ville, d'ou nous partons marcher vers Eyeries (petit village très coloré) puis les jardins de Glengarriff.

Sneem, dans la baie de Kenmare

Encore un "trou à cyclone" entouré de pins et de rhododendrons géants et de petits îlots qui en font un parfait abri, à l'embouchure de la petite rivière de Sneem que nous remontons sur 3 km en annexe pour visiter le village de Sneem.

C'est là que De Gaulle avait passé 2 semaines de retraite en 1969 après avoir abandonné la présidence française. Soirée endiablée de musique irlandaise dans un pub où se déroule un mariage qui nous accepte volontiers avec nos cirés de marins et nos gilets de sauvetage !

Portmagee, dans la baie de Dingle

Au fond d'un chenal qui rejoint la baie de Valentia, nos deux Feeling passent la nuit amarrés à une bouée, en attendant l'ouverture du pont tournant qui barre le chenal. Ce pont ne s'ouvrira jamais puisqu'il est condamné par la rouille depuis une dizaine d'années.

Au large, les îles Skellig, que nous ne verrons pas en raison d'un épais brouillard. Peut-être au retour... Nous nous contentons de la visite du petit musée expliquant la vie des quelques moines qui ont investi cette île inhospitalière depuis le 7 ème siècle.

Dingle

Dingle, la ville la plus à l'ouest de l'Europe, nous ouvre ses pubs comme jadis aux nombreux pirates de passage. Devenue très touristique, la petite ville abrite une trentaine de pubs, ou les musiciens irlandais jouent tous les jours. On en profite et passons des heures, une pinte de bière à la main, à nous régaler de ces mélodies irlandaises, accompagnées de guitare, banjo, violon, accordéon diatonique, flute ou harpe.

La musique irlandaise est pour moi tout à fait spéciale. Elles est aux racines du folk song irlandais, puis américains, qui m'a toujours fait frissonner. Lors des grandes famines, des centaines de milliers d'irlandais ont émigré aux états unis, avec leur musique omniprésente dans leur mode de vie, et dont on retrouve les mélodies, les tonalités, le style, l'influence dans le ragtime, le blues, le rock, la country. En Irlande on est frappé par la place que la musique conserve dans les familles, dans les groupes d'amis, dans les pubs, ou se joue la vie sociale. Que ce soit dans la gigue ou les chants traditionnels a capella, les irlandais se réunissent autour de leur musique et de leurs chants évoquant les vies de marins, de pirates, ou la résistance contre l'oppression anglaise. Ce n'est pas un folklore, mais une nourriture culturelle et sociale. Je ne connais aucun autre pays ou la musique soit aussi présente, si ce n'est Cuba. Les instruments (violon, accordéon, guitare) ainsi que les rythmes ne sont pas sans rappeler les musiques tziganes, bien que je n'aie pas pu éclaircir leur parentalité.

Un bus pour Killarney et hop, 2 jours de voiture de loc' pour faire le tour du Kerry et du sommet d'Irlande: le Karantuoyhill que je me souviens avoir gravi en 1981 lors d'un tour d'Irlande à bicyclette. Souvenirs, souvenirs, ...

Dingle sera le point le plus septentrional de notre navigation d'été. Au-delà, la côte moins pittoresque, nous engagerait sur le tour de l'Irlande. Déjà ici, très peu de voiliers, dont la plupart battent pavillon français, allez savoir pourquoi ? Quand j'ai posé la question à un marin britannique, il m'a répondu que les anglais redoutaient la pluie et le mauvais temps de l'Irlande, et préféraient le soleil et la chaleur de Cornouaille, Normandie et Bretagne !!

A bientôt pour le retour ...

 

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