1200 milles séparent Hamburg de Foleux (France, La Vilaine). J’en attends 1800 de navigation, en raison des vents dominants d’ouest qui vont s’opposer à la progression de Boisbarbu en mer du Nord et en Manche. Nous serons souvent au près, à tirer des bords contre le vent et la mer. Pour que ce soit tout de même une partie de plaisir, j’ai voulu transformer ce convoyage en croisière, en égard à mes équipiers qui partageront l’aventure en ce mois d’aout. Si 12 jours seraient nécessaires en navigation non-stop, j’en prévois 28, en naviguant uniquement de jour et profitant des escales nocturnes pour visiter les villes côtières et bien dormir.
Mes équipiers sont au nombre de 7 à se succéder à bord. Tous solides marins.
• Gérard A, mon équipier le plus fidèle avec ses 7000 milles sur Boisbarbu, dont le retour des Etats Unis par l’Atlantique nord, le retour des Açores vers le golfe de Gascogne, et le tour de l’Ecosse. Gérard A s’est passionné de voile à bord de Boisbarbu, jusqu’à se former pour devenir lui-même skipper. Il est agile, rapide et costaud sur le pont, et fait merveilleusement bien la cuisine pour le plaisir de l’équipage.
• Régine que je rencontre fortuitement depuis des années chez une copine, a de nombreux milles au compteur sur de nombreux bateaux. Curieuse et enthousiaste, elle est motivée pour naviguer comme équipière, avec des amis, ou dans le cadre du club de voile Spi-Sud, même dans des conditions difficiles.
• Loïc, très motivé pour naviguer sur Boisbarbu, est enthousiaste, excellent équipier en voie de devenir skipper. Bien que le connaissant juste lors d’un week-end formation que j’encadrais l’an dernier sur Eolia, j’ai de suite accroché avec Loïc.
• Françoise, à qui j’ai déjà proposé de naviguer sur Boisbarbu, est une fille extra, dynamique, pleine d’humour, rigoureuse pour l’entretien des bateaux, et excellente équipière qui sait anticiper.
• Maryse avec qui j’ai eu l’occasion de diner il y a 2 ans à Tours chez son beau-frère Alain, mon copain d’enfance. Skipper de longue date, elle assemble chaque année des équipages à bord de bateaux qu’elle loue un peu partout en Europe. J’ai connu Maryse il y a quarante ans et suis curieux de la redécouvrir.
• Philippe, bien que ne le connaissant que dans les lignes de départ des courses de ski de fond, je sais qu’il est fait du même bois, solide montagnard et dur à la tâche. De Lorient il a rallié Gdansk sur Pen Duick 2. Il sera aussi un membre de notre groupe de 5, cet hiver pour randonner dans le Romsdale (Norvège).Tous et toutes ont un caractère bien trempé. Comme chez un montagnard, on ne peut pas attendre d’un marin de ne pas avoir de caractère. C’est un des rôles du skipper d’animer un équipage de fortes personnalités dans le partage du quotidien, pour que leur réunion soit équipe forte et déterminée, dans l’entraide, l’humour et la bonne humeur.
1er aout : la descente de l’Elbe
Une fois mes 3 équipiers briefés sur la vie à bord et le pont de Boisbarbu, à 17h, nous nous séparons du catway de bois de ce petit port au bord de l’Elbe, en plein centre-ville de Hambourg. Pourquoi 17h ? Tout simplement parce que c’est une heure avant l’étale de pleine mer qu’il faut quitter Hambourg pour bénéficier de courants favorables sur le fleuve Elbe et avoir une petite chance, même très mince d’atteindre Cuxhaven à 55 milles de là, à l’embouchure de l’Elbe sur la mer du Nord. Eh oui, la marée et son fort courant associé remonte jusqu’à Hambourg, avec 3,20m de marnage et 3 nœuds de courant. Si j’ai eu une fenêtre de 8h pour remonter l’Elbe, je n’en n’ai que 3 pour la redescendre avec le courant, ce qui est très peu. Cette différence est due aux 4 heures de décalage de la pleine mer entre Cuxhaven et Hambourg. Logique, il faut ce temps là à l’onde de marée pour remonter le fleuve. En dépit de tous mes calculs, je ne trouve pas le bon compromis pour effectuer la descente de l’Elbe d’une seule traite. Quand le courant deviendra défavorable et le vent trop faible pour nous propulser, il nous faudra mouiller l’ancre pour ne pas reculer.
A la traversée du grand port commercial d’Hambourg, une vedette de la police maritime nous arrête en nous interdisant le passage. Elle protège l’arrivée et la manœuvre d’un énorme super porte container qui entreprend un demi-tour suivi d’une marche arrière vers les docks de déchargement, aidé par de gros remorqueurs qui le tracte avec des câbles. 20 minutes d’attente, puis un courant de plus en plus avantageux accélère notre descente du fleuve jusqu’à 23h on l’on passe de nuit devant l’écluse de Brunsbuettel.
Puis le courant s’inverse et nous empêche d’aller jusqu’au port de Cuxhaven. Vers 1h du matin, nous laissons filer l’ancre et sa chaine dans l’obscurité sur un banc de sable à la confluence de 2 chenaux de navigation dans le delta de l’Elbe. Pas un endroit idéal pour mouiller mais au moins, cette descente du fleuve a été parfaite pour amariner mes équipiers à l’estomac sensible.
2ème jour : le delta de l’Elbe et l’ile d’Helgoland
On a la sensation de mouiller en pleine mer. Mais peu importe, il faut dormir profondément et vite pour récupérer, car le lever est prévu à 3h50 pour poursuivre notre descente dès 4h, et profiter du nouveau jusant du fleuve. Alors que le jour commence à poindre, vers 4h30, face à la pleine lune, en passant devant Cuxhaven, de nombreux voiliers sortant du port sont pour moi une confirmation de notre bon choix d’horaire. En réalité, le courant s’inverse devant Cuxhaven à pleine mer + 1h40. Ce décalage résulte de l’inertie des aller retours du fleuve. Il faut le savoir, ça ne s’invente pas. A 6h, le courant favorable de 4 nœuds nous propulse en mer, au croisement du TSS (ce qu’on a l’habitude d’appeler le Rail). Dans l’après-midi, le vent faible et le courant contraire pour nous décident à abandonner notre objectif de Borkum et de revenir nous abriter sur l’île d’Helgoland. Tant mieux, car sa géographie nous surprend et nous ravi : grand tabulaire ocre qui se termine au nord-ouest par un « Old Man » : colonne de roche parfaitement verticale qui se détache de l’île. Paysage qui me rappelle l’île la plus ouest des Orcades au nord de l’Ecosse.
Arrivant au port d’Helgoland à 18h, nous ne trouvons aucune place au ponton et devons rester mouiller dans l’avant-port assez lugubre et surtout mal protégé en cas de vent de sud-est. Nous ne pourrons donc pas aller visiter le joli village qui a aussi l’avantage de tout vendre en duty free.
3ème jour : Borkum
Dés 2h du matin, le vent de sud-sud-est s’est levé et forci, rendant notre mouillage fort inconfortable. Je me lève plusieurs fois pour vérifier et surveiller le mouillage alors que mes équipiers « ronronnent » d’un sommeil profond. A 4h30, le mouillage est devenu intenable en raison du ressac qui se forme sur les murs d’enceinte de l’avant-port. Branle-bas de combat, on lève l’ancre sous un vent de force 6. Le franchissement très chahuté de la digue malmène l’estomac de Régine qui doit rester prudemment calée dans la banquette tribord du carré, alors que Loic a installé la toile antiroulis de sa banquette bâbord. Vers 8h, alors que nous prenons un ris sous un vent force 7, Loic change de couleur et réclame le seau bleu. Vers 10h, Régine se lève et prend la barre pour avoir l’horizon comme repère, ce qui est un bon remède. A 15h, on embouque le chenal entre les bancs de sable qui mène au port de Borkum, en tirant des bords minables contre le courant de jusant. A 18h, nous amarrons à couple d’un voilier allemand dont le propriétaire nous accueille avec des injonctions fort désagréables, en exigeant son organisation de nos amarres sans même avoir eu la politesse de nous saluer. Pour nous empêcher de débarquer au quai, il en éloigne son bateau de 2 mètres. Curieux personnage : un « mauvais coucheur ». Le port de Borkum est une succession de baraquements en friche, alignés comme des casernes, sans âme. Le village est parait-il pittoresque, mais à 7km de marche. Nous n’aurons pas le temps de le visiter au grand regret de Régine.4ème jour : Vlieland
2h30 : Départ du port en silence, à la pleine mer. Sur le pont, je me contente de chuchoter les ordres pour ne pas déranger le sommeil de nos voisins. La bruine, puis la pluie s’installe. De nombreux pêcheurs tournicotent en chalutant en travers de notre itinéraire. Ils ont évidemment la priorité, mais c’est assez difficile de prévoir leurs mouvements. L’AIS sur l’écran de l’ordinateur est là pour nous aider en traçant leurs déplacements, leur vitesse et leur cap. L’alarme AIS « Ding-Ding » en a gênant le sommeil des équipiers hors quart.
Les perturbations d’un temps brumeux instable nous obligent à jouer de tous les stratagèmes pour avancer à la voile. Prise de ris, tangonnage du génois, motorsailing, … La dernière heure du chenal d’entrée dans les hauts fonds avec vent dans le dos et courant de face : la mer formée déferle en rouleaux qui rattrapent notre arrière et dévient le safran de Boisbarbu. De toute façon, sur une étape de 16 heures, il faut bien accepter plusieurs heures de courant contre. A 18h30, l’arrivée devant le port de Vlieland est plutôt « sportive » avec force 6 et un puissant courant traversier que je négocie par un « bac », en travers, pour m’introduire dans le sas très étroit de l’entrée, ou tout se calme d’un coup, ou la tension de nos épaules peut se relâcher. J’avais appris cette technique de « bac » dans ma jeunesse, en pratiquant le kayak en rivière. Le port bondé est devenu exigu, et nous amarrons à couple d’un cata Outremer 45, lui-même à couple de 3 autres voiliers.
Le village est chouette, bâti d’anciennes maisons de pêcheurs en briques, vivant et animé, avec de multiples commerces et loueurs de vélos.
Du sommet des dunes on aperçoit les kilomètres de plages de sable qui bordent l’île, comme toutes les îles de la Frise.
5ème jour : Den Helder
Enfin une matinée de repos, que Gérard A met à profit pour courir sur les plages, pendant que Régine visite l’île à bicyclette, et que je retourne au village pour avitailler en boulangerie.
Nous démarrons cette petite étape de 37 milles à 13h. Etape sans problème, sous voiles par un vent de force 4, en passant devant une plateforme pétrolière off-shore et traversons quelques milles de bancs de sable (1,20m sous la quille) curieusement balisés. Rentrée à la voile du grand port militaire de Den Helder (la principale base marine de Hollande) abritant une petite marina de plaisance ou l’on amarre à couple d’un voilier dont le propriétaire nous accueille avec le sourire et beaucoup d’amabilité et d’intelligence. Comme l’an dernier ici, je profite des bons équipements de laverie pour faire une lessive et la sécher.
6ème jour : Scheveningen
Dès la sortie du port, à 5h, les voiles sont établies avec 12 nœuds de sud-est qui nous permet de sortir du chenal sur un seul bord, en coupant parfois sur les bancs, en dehors des balises latérales, avant l’heure de basse mer. Une matinée de pétole ou le moteur ronronne et les équipiers « respirent fort ». Dans l’après-midi, nous passons au raz d’un parc off-shore de 35 éoliennes ou 3 bateaux de service entretiennent celles qui sont défectueuses. Images imposantes que ces fantômes du vent maintenant implantés dans les mers modernes.
A 17h, nous amarrons à couple d’un voilier Dufour, dans le vieux port que j’ai choisi car étant juste au pied du centre-ville. Le jeune couple allemand qui découvre la voile, nous accueillent avec le sourire et nous demandent conseil sur leur accastillage et les manœuvres de voile qu’ils découvrent. Scheveningen est cette année très animée, et son bord de mer rempli de vacanciers, sur les plages, aux terrasses et sur la promenade. Grand beau temps et chaud : 23° ! J’emprunte un vélo pour aller faire les courses au supermarché.
7ème jour : Ostende
Sur une mer plate, Boisbarbu file sous spi jusqu’en début de nuit, sans traverser le TSS (le rail). Devant Rotterdam, l’AIS montre une centaine de tankers et porte containers stationnés dans Europort. A notre grand soulagement, le chenal d’accès que nous traversons, n’est pas encombré de navires et nous n’avons pas à nous dérouter pour éviter une éventuelle collision. La nuit, nous nous relayons de quart sous génois tangonné. Devant Zeebruge, Loic doit éviter 2 gros cargos qui nous rasent. Arrivée sous voile dans le port d’Ostende ou nous amarrons dans un trou de souris, sous les quais animés par une foule de touriste.
Au vu de la météo qui annonce un calme plat pour le lendemain, nous quittons Ostende le soir pour profiter de vents qui devraient nous porter jusqu’à Dunkerque ou nous pourrons relâcher une journée.8ème jour : Dunkerque
Je savais par mon ami Eric, originaire de Dunkerque, que l’accès à Dunkerque est protégé par un dédale de banc de sables sur plusieurs dizaines de milles. Le vent étant modéré, je décide de prendre la route la plus courte entre la côte et les premiers bancs de sable. Une route qui demande une attention constante pour ne pas en dévier, et qui nous permet, pour une fois, de voir défiler le paysage côtier de longues plages de sable bordées de barre d’immeuble. L’arrivée dans la rade de Dunkerque de nuit n’est pas évidente en raison des multiples éclairages de la ville qui dissimulent le balisage maritime.
C’est ici que Loïc pose son sac à terre pour rejoindre Lyon par le train, après nous avoir régalés d’un bon plat de moules frites au restaurant du Yacht Club. L’équipage se résume maintenant à Régine, Gérard A et moi, modifiant l’équilibre et le partage des rôles que nous avions construit la semaine dernière.
Ce soir sur le ponton, les membres du Yacht Club de la Mer du Nord (YCMN) se réunissent pour manger le fruit de leur pêche dominicale (une cinquantaine de maquereaux). Les tables et bancs sont installés, le T-punch coule à flot. A notre grande surprise, ils nous invitent en tant qu’animateur du Club Feeling. Nous sommes donc attablés parmi eux, à festoyer, arroser, discuter, échanger nos passions de la voile,… En fin de soirée, ils me font l’honneur de m’offrir le guidon du YCMN, que j’envoie dans les enfléchures au-dessus du pavillon Feeling. Des gens très accueillants et généreux, comme le sont les gens du nord. "Les gens du nord ont dans le cœur le soleil qu'ils n'ont pas dehors" (Enrico Macias).
9ème jour : Boulogne
Suivant les conseils de René, président du YCMN, nous quittons le port 1 heure avant la pleine mer de Dunkerque pour bénéficier de courants favorables au passage du cap Gris Nez. 1 heure et demi de courant contraire en début de parcours, puis les courants portent au sud de 5 heures après la pleine mer de Douvres jusqu’à 2 heures avant la pleine mer de Douvres. Nous arriverons à destination 2 heures avant la pleine mer de Boulogne, alors que le courant s’est déjà inversé depuis 1 heure et demi. C’est donc le meilleur compromis pour cette étape de 10 heures. Le vent de sud-ouest nous oblige à naviguer au près et à tirer des bords pendant les 3 premiers quarts du parcours, ce qui ne facilite pas notre tâche. Il faut donc régler les voiles et barrer le mieux possible pour ne rien lâcher et limiter la fatigue associée à une arrivée trop tardive. Le ciel est gris, les nuages bas. Ce n’est que le soir que le soleil faufile quelques rayons au raz de l’horizon. Naviguer près de la côte, sans jamais croiser le TSS est une chance, d’une part pour se libérer du souci des collisions avec les porte containers, et d’autre part pour le plaisir d’observer la côte défiler devant nos yeux. C’est d’abord Gravelines et ses usines noires et fumantes, Calais et son beffroi ainsi que les ferries qui filent sur Douvres, au loin les falaises de la côte anglaise, puis le cap Gris Nez et son phare qui comme tous les caps renforcent la vitesse du vent et amplifie les vagues.
Enfin Boulogne, plus grand port de pêche français. La grande rade de Boulogne est protégée par 2 très longues digues. Celle du nord est trompeuse : dissimulée sous la surface de l’eau à cette heure de la marée, et non mentionnée sur les cartes Navionics à certaines échelles, ni balisée sur le terrain. Il faut absolument la contourner par le sud en un long détour. Combien de navires s’y sont fait prendre…
10ème jour : Le Tréport
Sous une bruine matinale, nous visitons Boulogne, sa vieille ville accrochée sous la basilique et les remparts. Une vraie ville, avec de la vie, des cafés, restaus, commerces, et ce jardin événementiels ou sont illustrés les 7 péchés capitaux, par des gravures, des objets et des fleurs. Ça sent la pèche! En passant au marché à poisson, on achète quelques soles, étalées avec d’autres poissons de sable, des roussettes, crabes et homards. Impossible de passer par Boulogne sans acheter du poisson.
Nous quittons le port à l’heure que nous avons calculée pour arriver au Tréport à pleine mer, seul moment où ce port entouré d’estran est accessible. La navigation est directe, le long de la côte picarde : un long bord de spi sous un vent du nord force 4, mais trop rapide pour rentrer au Tréport alors que la mer est encore trop basse. Nous mettons à la cape à un demi mille de la grande jetée afin d’attendre la pleine mer moins trois heures, pour le premier éclusage. Cette cape sous génois réduit nous laisse le temps de manger nos soles devant les falaises de craie du Tréport. Un vrai délice. L’éclusier nous fait passer en nous promulguant ses conseils avec beaucoup de gentillesse. Sortis de l’écluse nous nous enfilons entre deux haies de bateaux de pêche et nous accouplons à un voilier hollandais dans un port exigu et très calme. De nuit, nous montons sur la falaise par les escaliers alors qu’un funiculaire y arrive par un tunnel.
11ème jour : Fécamp
La houle nous attend à la sortie du port. Régine n’apprécie guère et change de couleur. Le vent soufflant du nord-est, on tangonne le génois, vite remplacé par le spi tangonné. Pointes à 8,3 nœuds pour un vent de 13 à 18 nœuds. Régine tente de barré sous génois tangonné, mais les vagues faisant pivoter notre poupe rend la tâche difficile. Très peu d’eau pour rentrer dans la passe de Fécamp à basse mer. Nous amarrons au catway extérieur avec 20 cm sous la quille. La ville nous réserve de belles surprises : le Palais de la Bénédictine, l’église St Etienne, la plage de galet et l’emplacement ou Berthe Morisot a peint les scènes du port de Fécamp.
12ème jour : Honfleur
Journée brumeuse au point qu’on doit utiliser le radar pour visualiser des bateaux croisant notre route. C’est au travers de ce voile humide que nous approchons l’aiguille d’Etretat et la grande arche.
Nous dévalons le long des falaises crayeuses de la côte d’Opale vent arrière, sous génois tangonné. Devant le port d’Antifer, le vent tombe et on nous appelle sur la VHF. C’est le bateau « Marie » qui nous propose quelques maquereaux qu’ils sont en train de pêcher. Ça ne se refuse pas. Une fois traversé le rail du Havre, nous embouquons le chenal de la Seine avec un courant de flot jusqu’à l’écluse de Honfleur qui ouvre sa porte chaque heure. Un kayak dont les 2 occupants semblent épuisés, nous demande protection dans l’écluse et remorquage jusqu’au port. Patrick, mon beau-frère nous rejoint à bord pour l’apéro alors que le voilier Marie s’amarre à couple sur notre tribord pour nous livrer ses maquereaux. Apéro général et tardif. La journée suivante sera relâche, avec visite de Honfleur, déjeuner chez Patrick et avitaillement pour la semaine suivante
13ème jour : St Vaast
Debout à 3h, Boisbarbu est le seul bateau à demander l’ouverture de l’écluse à 3h30. Et pour cause : aussitôt sortis de l’écluse, nous sommes emportés par un courant de jusant de 4 nœuds dans l’estuaire de la Seine, contre un vent de face de 25 nœuds qui lève des vagues hautes, hachées, et désordonnées tout au long du chenal menant à l’embouchure de la Seine. Le contraste est violent avec le calme du port de Honfleur. L’estomac de Régine en est tellement surpris qu’elle restera dans sa bannette avec le seau bleu comme seul compagnon pendant 20 heures. Il nous faut 2 heures pour descendre ce champ de bosses. Puis à la lueur du jour naissant, nous tirons des bords carrés sous voiles, face à un courant qui s’oppose à notre progression, dans une mer forte. Assez décourageant. Mais vers 13h, la renverse nous entraine dans de longs bords plus favorables, devant les plages du débarquement. Virement de bord à Omaha beach, et une après-midi plus calme pour terminer la journée à St Vaast, sur la côte est du Cotentin. Là, à 21h, alors que le moteur commence à ronronner, il s’arrête brusquement : panne. On mouille l’ancre devant le port de St Vaast. Je passe les 3 heures qui m’étaient promises à dormir, à démonter le circuit de gasoil et le réservoir, nettoyer, purger et démarrer le moteur vers minuit. Dodo, 1 heure de sommeil bien précieuse.
14ème jour : Cherbourg
Levons le mouillage à 1h du matin, sous un ciel magnifiquement étoilé et un air vif. Nous voulons profiter du courant de jusant qui vide la Manche et court à 6 nœuds devant la pointe de Barfleur. Un régal entrecoupé de grosses vagues quand on passe s’en s’y attendre dans une marmite bouillonnante. Nous atteignons facilement, le port de Cherbourg à 6h, mais crevé. 2 heures de sommeil, avant de nettoyer et préparer le bateau pour l’arrivée de nos nouvelles équipières : Françoise et Maryse. Régine pose son sac à terre, fatiguée de sa longue navigation (700 milles) mais ravie par les villes visitées.Alderney (les français disent "Aurigny")
Sous les conseils éclairés de Maryse qui connait la région comme sa poche, nous quittons Cherbourg à pleine mer + 2 heures, pour se laisser porter par le courant du raz Blanchard puis continuer vers l’ouest en crabe alors que le dit courant nous aspire vers le sud-ouest. Voiles et moteur ont bien du mal à contrer ce flux pour tourner le nord de l'île et trouver un mouillage dans le port de Braye que nous visitons dans la soirée, en passant par le pub de la plage.
Sarcq
A l’heure ou les courants sont censés nous être favorables, nous quittons le port de Braye par l’ouest pour emprunter le célèbre Swinge, que les français prononcent Singe, ce sound le long d’Alderney que les courants dévalent souvent comme une rivière tumultueuse. Ce matin, le Swinge reste calme. Voulant profiter des conditions stables et calmes de la mer et du vent, nous nous dirigeons sur Sarcq ou nous amarrons à une bouée de la Grève de la Ville entourée de falaises. C’est toujours un délice de grimper sur le plateau de Sarcq et visiter son village paisible, sans voitures, aux lois locales actuellement menacées par la cupidité d’un milliardaire expansionniste, son minuscule port qui assèche à basse mer, ses pubs ou se retrouvent chaque soir les habitants de l’île.
Guernsey
Bien que seulement 7 milles ne séparent les 2 îles, il nous faut 4 heures pour les franchir à l’heure ou les courants du Grand Russell sont contraires. Sous une pluie persistante, nous amarrons dans l’avant port de St Peter, sur le seul ponton qui accède au quai sans avoir besoin d’une annexe.Port Blanc
Partis du port St Peter de Guernsey sous la bruine et la brume, sans que Françoise et Gérard n’aient pu visiter la maison de Victor Hugo, nous passons lentement le sud de l’ile, repoussés par le courant de flot du Petit Russell. Au plus près bâbord amure contre un vent de sud-ouest, nous filons 30 milles au large, vers l’ouest pour largement parer les Rochers Douvres signalés par un phare en pleine mer, ou Victor Hugo avait décrit le naufrage des Travailleurs de la mer. Estimant que le prochain bord sera favorisé par le courant de jusant, nous virons tribord amure. Hors de vue des côtes, dans l’humidité, sans croiser un bateau, nos seuls compagnons sont les fous de bassan nombreux à l’approche des Sept Iles. Le hasard renforçant notre tactique de routage, Boisbarbu se dirige exactement vers l’entrée de Port Blanc ou nous rentrons vers 20h en parant l’îles aux femmes à tribord, aspirés par l’alignement du phare dans le 150°. Il reste juste une bouée pour amarrer, quelques légumes pour une ratatouille et un fond de whisky pour clore cette belle journée de voile.
Roscoff
Journée de navigation calme, par petit temps, devant les chaos de granit de Perros et Ploumanach, à tirer des bords contre le courant des Sept Iles, avant d’envoyer un spi asymétrique par vent de travers, de continuer au moteur quand le vent mollit, pour terminer à la voile dans l’estuaire de la rivière de Morlaix jusqu’au port du ferry de Roscoff, qu’on emprunte pour prendre sur bâbord l’entrée emmuraillée de la nouvelle marina, luxueuse et sans âme.
C’est ici que nos 2 équipières, Françoise et Maryse, posent leurs sacs à terre, aussitôt emportées par un covoitureur, après 5 journées de mer ensemble.
Aber Wrach
Alors que l’odeur d’oignon envahit les rues de Roscoff, puisque c’est le week-end de la fête de l’oignon, avec Philippe pour nouvel équipier, nous passons entre l’île de Batz et le continent pour faire de l’ouest. Le ciel est bleu, la mer est belle, un long bord nous porte au large de l’île Vierge et de son phare imposant. Une fois tournée la cardinale ouest de Libenter, nous embouquons le chenal de l’aber Wrach, somptueux à basse mer, hérissé de rochers qui émergent de la brume du soir. Toujours un très bon accueil du maitre de port sur son canot qui nous attribue un emplacement à un catway. Le soir, Christine et ses 2 petits viennent à bord. Nous sommes heureux de nous serrer dans les bras.
![]()
Camaret
Alors que les nimbus processionnent lentement sur l’aber, nous slalomons entre les bouées latérales, le Pot de Beurre, la Libenter. Un grain gris sombre nous rince.
Le vent reste si faible qu’après quelques bords laborieux pour s’approcher du phare du Four, nous descendons le chenal du Four au moteur, en parant les rochers de Portsall, la pointe de Trévignon et le port du Conquet.
Ce n’est qu’à la pointe St Mathieu qu’on étouffe le ronronnement lancinant du Yanmar pour filer sur Camaret et affaler devant le bassin Vauban ou je choisi le côté sous le vent du ponton 5 pour éviter que le vent nord-ouest de la nuit ne nous drosse en écrabouillant les pare battages.
Nous passons la soirée chez Pascal et Nathalie qui nous régale chaleureusement d’un bon diner. Au matin sombre, ça burle et ça hurle. Les haubans sifflent, les drisses claquettent contre le mat, la pluie crécelle sur le roof, la coque s'étire à un demi mètre du ponton, écartée par le vent de nord-ouest qui balaye la pointe de Bretagne. 30 à 40 nœuds dans le port et 52 nœuds au Toulinguet.Bénodet
Immobilisés à Camaret, nous décortiquons les bulletins météo, les fichiers grib, les avis de coup de vent. En dépit des BMS avis de forts coups de vent qui se succèdent, les fichiers grib, plus précis, montrent une fenêtre météo dans l’après-midi et pour la nuit prochaine, avec des vents nord-ouest force 6. Le plan serait de quitter Camaret vers 15h, passer le raz de Sein à l’étale de basse mer avant de traverser la baie d’Audierne au grand largue, pour atterrir dans la nuit à Loctudy ou Bénodet. C’est notre dernière chance avant plusieurs jours, de passer le raz de Sein pour atteindre la Bretagne sud. Un coup de fil à Yves, très bon marin originaire de Camaret, me conforte dans la faisabilité de mon option. Les cirés et gilets vite enfilés, nous sommes seuls à quitter le bassin Vauban sous les bourrasques, 2 ris dans la grand-voile et la trinquette en voile d’avant. Une fois paré le cap du Toulinguet, on file vent de travers par une mer forte vers la pointe du Raz que l’on atteint une heure avant l’étale de basse mer. Le raz de Sein est grandiose par ce vent de force 6 à 7 dans le sens du courant, sans raz ni marmites. Aussitôt le raz tourné, on abat et remplaçons la trinquette par le génois pour traverser au grand largue la baie d’Audierne par une mer qui devient très forte et croisée au passage de Penmarch vers 22h. Aucun autre voilier sur l’eau. Nous filons vers le sud-est sous un ciel étoilé et un premier quartier de lune. On embouque la rivière de l’Odet vers minuit par un chenal mal balisé : la moitié des bouées latérales sont en panne de signaux lumineux et c’est à l’aveuglette que nous trouvons le ponton visiteur de la marina de Bénodet, entre coffres et barcasses, pour s’y amarrer face à l’ouest pour se protéger de la pluie de demain. 1 heure du matin, un bol de soupe brûlant, du pain, du camembert et dodo, avec la satisfaction d’avoir su saisir l’opportunité d’atteindre le sud, ou tout sera plus doux.Lorient
La pluie tombe si fort sur l’Odet que je renonce à aller prendre une douche à la capitainerie. En début d’après-midi, sous un ciel sombre, alors que la pluie fait place au crachin, nous sortons de l’Odet pour naviguer vers Lorient par vent arrière sous génois tangonné. Nous croisons le trimaran Macif ou François Gabart procède à des essais de vitesse. Impressionnant.
La visibilité est médiocre et c’est à peine si on voit l’ile de Groix, puis le balisage du chenal pour Lorient. En passant le fort de Port Louis, à l’entrée de la rade, je pense à celui qui devait être mon bateau, mouillé à une de ces bouées devant Port Louis, à ce dimanche de septembre ou nous étions montés à bord pour quitter le mouillage une heure plus tard et prendre le cap 140 pour une traversée du golfe de Gascogne, tourner Gibraltar et le ramener jusqu’à Marseille. On était gonflé à bloc pour entreprendre ce périple de 3 semaines quasi non-stop, sans connaitre ce bateau. Il ne m’a pas déçu. Nous nous sommes très vite apprivoisés.
Sur le ponton de Locmiquélic, Alain nous a trouvé une place et nous attend, le drapeau du Club Feeling hissé dans ses haubans. Alain a organisé en mai le Rassemblement Atlantique des Feelings. Très adroit et ingénieux, il a retapé son Feeling de 30 ans à la perfection. C’est avec beaucoup de bonheur et de curiosité que je le visite et prend l’apéro à bord d’Ariel. La soirée se poursuit autour d’un diner sur Boisbarbu. Alain a fait 4 heures de route pour nous accueillir et permettre cette très belle rencontre.Houat
Sous une pluie toujours battante, nous nous rendons en bateau au BSM, la base des sous-marins de Lorient, maintenant transformée en pole de préparation des voiliers de course au large. C’est avec émotion et passion que nous parcourons les pontons ou les plus grands coursiers sont stationnés et bichonnés par les équipes techniques. Que de prouesses techniques et de démesures ! En bottes et cirés dégoulinants, nous rentrons dans l’Espace Tabarly qui nous passionne par ses documents pédagogiques. Dans l’après-midi, nous mettons le cap vers le sud-est avec très peu de vent, sous la pluie, pour l’ile de Houat que nous atteignons à 22h30 en mouillant 30 mètres de chaine dans la grande anse est de Treach er Gourhed.
Au réveil, je prends conscience du chemin parcouru depuis Hambourg, en mer du nord, Manche et Atlantique, aux bons moments et à ceux plus difficiles ou périlleux, à ces jours de pluie qui tentent de dissoudre dans ma mémoire les souvenirs fantastiques de l’archipel suédois. Relache bien méritée à faire le tour de lîle par le sentier côtier et à sécher l'intérieur de Boisbarbu avant sa dernière étape 2015 vers la Vilaine. L'île de Houat est depuis quelques années, mon sas de décompression avant de me replonger dans la vie grenobloise dont je redoute la pollution, le bruit et l'agressivité urbaine. La dernière nuit est grandiose, avec les lucioles de feux de mouillages qui s'agitent dans le ciel étoilé couronné par dame la lune plus pleine et rayonnante pour ce bouquet final.
![]()
Dernière étape au soleil, par une petite brise de nord-est que Boisbarbu remonte de face en tirant des bords pour rentrer dans la Vilaine avec le courant de flot. Pauvre Boisbarbu, déjà emputé de ses bras de spi, de son bout dehors, de son frein de bôme, puis de ses voiles que l'on amènent et plient à l'écluse d'Arzal. Il se déshabille presque entièrement en remontant la rivière pour amarrer à Foleux dans son plus simple apparat, dénudé, triste et fatigué. Nettoyé, séché et rangé, il est prêt pour sa sortie de l'eau, tiré par un tracteur, pour se reposer au sec tout l'hiver durant, sur ce petit terrain perdu le long de la Vilaine.
Amitiés marines,
Gérard