Le nord de l'Ecosse et îles Orcades

Nous y voilà !!! Le grand nord de l'Ecosse, au dessus du 58 ème parallèle, les caps redoutables, le mauvais temps ou la brume, les lointaines îles Orcades. Je les ai rêvés, je les ai redoutés, et me voici au pied du « mur », plus confiant que cet hiver quand je consultais les cartes et m'imprégnais des récits effrayants.

Kinlochbervie

Kinlochbervie, c'est notre atterrage en revenant des îles Hébrides. C'est ici que Catherine et Guy remplacent Jocelyne. Il leur faut 2 jours de voyage pour atteindre ce port qui est vraiment le bout du monde de l'Ecosse, que le bus met des heures pour atteindre, la route étant si étroite qu'il ne peut croiser une voiture, que dans les « passing zone », petite place de parking latérale disposée tous les kilomètres.

Les résidus du port témoignent de la profonde mutation forcée d'une pêche révolue qui a dévasté les mers à la fin du XX ème siècle. Les pêcheurs sont obligés de changer de métier en abandonnant leurs lourds investissements, ou d'adopter une pêche raisonnée pour protéger leur patrimoine piscicole.

Cape Wrath (Cap Colère)

Le Cap Wrath porte bien son nom. Redouté de tous les marins, il ne se laisse franchir que dans des conditions optimum, à l'étale, par vent faible et en phase avec le courant de marée. Ce dimanche là, Eole est en vacances. Nous remontons les 15 milles qui nous séparent du cap en « rasant les murs », ces hautes falaises déchiquetées par l'Atlantique, pour trouver un vent renforcé et des contre courants (les fameux « eddies » des anglais) pour nous pousser vers le cap. A son pied, j'emprunte la passe entre le cap et les Duslik Rocks ou se forment des remous impressionnants et radicaux pour l'estomac de Guy. Pointe nord ouest de l'Ecosse, ce lieu majestueux nous envoûte.

Rispond Bay (loch Eribol)

Une légère brise du nord et un courant de 2,5 nœuds nous poussent au travers des écueils Eilean Hoan et Eilean Cluimhrig de l'entrée du loch Eribol, ou l'on trouve la petite anse de Rispond Bay. Nous amarrons tout au fond, à 2 longueurs des rochers granitiques, sur l'unique corps mort. Le minuscule port de Rispond est inhabité, mais rempli d'un charme sauvage. Un abri miniature du bout du monde.

La côte nord, puis Scrabster

Très montagneuse et découpée dans sa partie ouest, la côte nord de l'Ecosse nous offre des perspectives vertigineuses sur ses hautes falaises et ses dégradés de plans gris. Puis à l'est de Strathy Point, les paysages s'adoucissent en une multitude de verts tendres jusqu'à la baie de Thurso ou nous prenons abri dans le port de Scrabster. Ce port de pêche à 90% inactif n'a gardé de sa tradition que ses bâtiments en décrépitude, son Fishermen Mission ou nous irons prendre un copieux petit déjeuner, sans parler de ses quais mal entretenus ou le maître du bord m'avoue n'accueillir qu'une quinzaine de voiliers dans la saison. La hauteur et la saleté des quais n'est pas adaptée à la fragilité de nos bateaux. Je suis horrifié de découvrir à 23h, lorsque la marée descend, 3 gros pitons rouillés plantés dans le quai et menaçant de poinçonner la coque de Boisbarbu, bien que protégée par tous ses pare battages et sa solide planche de passerelle. Non vraiment, ce quai n'est pas fait pour nous. Je déteste Scrabster.

Les Orcades, Stromness, île Mainland

Nous quittons Scrabster de bonne heure pour être en phase avec les courants de marée du Pentland Firth (redoutable détroit entre Ecosse et îles Orcades) et arriver à l'étale dans le Sound Hoy, ce passage qui donne accès à Stromness, 2 ème ville des Orcades. La légère brise du nord accentue l'impression de froid sur nos visages. Il faut dire que la température n'est que de 10° et que l'air est humide. 3 couches de polaires, gants et bonnet sont de rigueur. Nous admirons au passage le Old Man of Hoy, piton granitique de 150m qui jailli de la mer, grimpé par Chris Bonington et Joe Brown en 1967, ascension filmée à l'époque par la BBC TV consacrant ces 2 alpinistes au statut de héros national. A quelques encablures, « Vela », le voilier course de Mike et Louise (rencontrés à KinlochBervie) nous poursuit. Nous arrivons ensemble devant la jolie ville de Stromness et amarrons nos bateaux au même ponton. La visite de Stomness nous ravit. Jolies maisons de pierre sombres qui s'alignent dans une parfaite unité architecturale autour de la rue principale sinueuse laissant parfois de jolis belvédères sur la baie protégée. Cela tranche avec l'aspect de pauvreté auquel nous ont habitués les villages écossais. Nous passons la soirée avec Mike et Louise à partager nos expériences de voile et notre regard sur l'Ecosse dans le carré de Boisbarbu jusqu'à l'heure tardive où la pénombre envahit les pontons.

LongHope, île d'Hoy, Orcades

Tard dans l'après midi, après une promenade à pied d'au moins 20km pour visiter les « Pierres Levées » en arc de cercle : le « Ring of Brodgar », œuvre circulaire construite par les Vikings il y a 5000 ans, nous quittons Stromness pour rallier par les canaux, détroits, sounds et lochs, en un compliqué serpent de mer, le loch de LongHope, à l'est de l'île Hoy.

Le seul pub est celui du Royal Hôtel, grosse bâtisse blanche qui surplombe le port, sans pancarte ni décoration, mais allie authenticité et simplicité, sans aller jusqu'à sobriété. Un bar abritant quelques pompes à bière et une trentaine de bouteilles de whisky, 4 tables rectangulaires en chêne clair verni autour d'une petite cheminée ou se consument 4 briques de tourbes odorantes. Les habitués discutent tranquillement un verre à la main, pendant que nous goûtons notre whisky devenu favori: le Laphroaig, aux arômes fumées, au goût rond et fruité.

Ile de Wyre, Orcades

Guy est passionné de pêche et sur les traces de Raymond qui avait amélioré le matériel de pêche et laissé ses précieux conseils, Guy persévère à laisser filer chaque jour la ligne de traîne. En général, c'est pour attraper des algues qui flottent à la surface, mais aujourd'hui, quand le moulinet crépite du cliquet, c'est pour attraper un beau lieu jaune « d'au moins » 60 cm. Le bord est en liesse, les appareils photos sortent de leurs étuis, les hourrahs pleuvent. Mais alors que la bête est déjà hors de l'eau, posant au bout de son hameçon pour une photo trophée, et devant la grande lame inox qui va la découper, elle se débat violemment et casse la ligne, échappant in extremis à la poêle qui lui était destinée. Nous apprenons à nos dépends, « qu'il ne faut pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué ». Dans notre mouillage isolé au milieu du Sound de Wyre, le dîner sera donc l'ordinaire et nous terminons la soirée autour du Lobo77, un jeu de carte apporté par Catherine.

Pierowall, ile de Westray, Orcades

La troisième « marina » des Orcades se résume en réalité à un ponton dans le port de pêche de Pierowall. Nous y entrons juste avant un coup de vent du sud pour nous joindre à 2 autres voiliers. Le harbourmaster (maître du port) et son frère m'accueillent « Ah ! Vous êtes le bateau français !, nous vous avons vu à Stromness » et m'offre une place dans sa voiture pour m'emmener au village ou je dois acheter du pain et quelques légumes. Il me fait remarquer avec humour que j'ai hissé le pavillon britannique à l'envers, et que c'est un signal de détresse morale. Je ne savais même pas que le Union Jack avait un envers et un endroit. Il parait que les bandes blanches les plus larges doivent être en haut !

Boisbarbu a atteint le point le plus septentrional de sa carrière. Je me réjouis pour lui et me félicite de l'avoir amené dans ce périple au 59 ème nord. Quel bonheur, pour lui comme pour moi. Mon équipage grenoblois est enchanté, aux anges ! Du Vercors aux Orcades, il n'y a qu'un pas, que Boisbarbu a su franchir…Mais la saison ne s'arrête pas là : il faut maintenant redescendre cette coquille de noix vers ses racines, sa terre natale, la Bretagne sud. Comme en montagne, après l'enthousiasme du sommet, il faut redoubler d'attention à la descente.

Kirkwall, île Mainland, Orcades

Kirkwall, la capitale des Orcades, reçoit le rassemblement annuel des « Tall Ships », ces grands navires à voile, pour la plupart des Clippers à 3 mats venant de Hollande, Suède, Norvège, Allemagne, … Le retour vers Kirkwall doit se faire par un fort vent de sud, pas de chance : le vent dans le nez ! De surplus, il nous faut résoudre l'équation impossible de passer des détroits avec des courants contradictoires. La solution la moins mauvaise nous impose un départ à 5h30. Le soleil est largement levé, mais nos yeux endormis. Le vent est fort, mais la mer plate car bien protégée au centre de l'archipel, à part quelques passages de marmites bouillonnantes aux confluents de plusieurs courants ou lorsque le vent contre courant soulève de petites vagues sèches et écumantes. Le passage dans l'étroit Sound de WeatherNess est un moment d'anthologie quand Boisbarbu s'engouffre entre Westray et Eday à vive allure et qu'il faut naviguer au degré près pour ne pas être poussé sur un de ces rochers pervers cachés sous la surface suivant la hauteur de la marée. Une telle navigation n'a été possible que grâce à l'assistance du GPS et de la cartographie électronique, il faut en convenir. Puis c'est la descente sur Kirkwall, à slalomer entre des bancs rocailleux, poussé à plus de 9N par les courants du Westray Firth. Devant le port de Kirkwall, la ronde des Tall Ships est majestueuse. Boisbarbu se mêle à eux dans un ballet de virements à la voile pour mieux contempler leurs grandes structures de mats, haubans et cordages.

Dans les rues de Kirkwall, nous avons droit au spectacle d'un mariage ou ces dames rivalisent d'un goût saugrenu dans leurs chapeaux et robes aux couleurs flashy, puis à une fanfare de bagpipes (cornemuses) et tambours jouant de vieilles balades celtiques, et enfin pour terminer la soirée, un « bœuf » de chants et musiques traditionnelles dans le tea room qui fait aussi office d'école de musique. C'est sous la pluie que nous rentrons heureux sur Boisbarbu.

Un coup de vent de nord-est mêlé de crachin retient les bateaux au port. Nous retrouvons nos amis Mike et Louise et mettons ce temps à terre à profit pour visiter les Tall Ships, et la distillerie des Orcades, la plus septentrionale au monde, enfumant son breuvage de tourbe pour lui donner ce goût fumé.

Holland Bay, île Stronsay, Orcades

Avant de retourner sur l'Ecosse, nous voulons faire une dernière étape dans l'archipel des Orcades. Notre choix s'oriente vers Stronsay, ou la baie Hollande offre un parfait abri par ce régime de vent du nord qui se renforce pour plusieurs jours au dire du « gale warning » (avis de coup de vent) diffusé à répétition sur mon récepteur VHF. Mike et Louise viennent nous faire un dernier Au Revoir sur le ponton avant de tirer des bords vers le nord. Je les reverrai ces deux là. Nous nous donnons rendez vous pour 2012 en Bretagne nord. Par précaution, j'ai gréé le foc de route, plus petit et plus performant au près que le génois sur enrouleur. Je m'en félicite dés la sortie du port de Kirkwall, ou le vent frais du nord nous cueille et s'oppose à notre progression vers Stronsay. Nous savourons le plaisir des Sounds des Orcades, ou la mer protégée est comme un tapis roulant pour Boisbarbu. L'immense plage sablonneuse de Holland Bay nous offre un mouillage bien accrocheur. Le vent peut forcir tant qu'il veut cette nuit, je dormirai sur mes deux oreilles.

 

Wick

Un vent puissant de nord nous pousse sans mollir pendant 52 milles sur le port de Wick. Au large du Pentland Firth, nous n'avons pas subi ses effets dévastateurs. Nous amarrons à un ponton du port de Wick sous la bruine, pour tenir compagnie à un seul plaisancier, déjà rencontré à Kinlochbervie et dans les Orcades. Décidément, ce coin d'Europe est peu parcouru. Wick signe la fin des îles Orcades et le retour vers le sud. Eh oui, 58°30' c'est déjà le sud ! Quant à la température de l'air : 10° ce matin, et 12° ce soir.

Helmsdale

Une bonne brise de nord gonfle le spi qui propulse Boisbarbu à vive allure vers Helmsdale, dont le petit port étant malheureusement pas assez profond pour le tirant d'eau de Boisbarbu, nous mouillons à l'extérieur, à 2 encablures, en plein vent et roulé par la houle. Le transfert à terre s'annonce sportif ; nous nous équipons du ciré et gilets de sauvetage jusqu'au pub, pour déguster un formidable whiskey : le Caol Ila, de l'île d'Islay.

Inverness

La dernière étape côte Est se déroule au ronronnement du moteur, faute de vent. Anticyclone oblige, alors que la France semble en proie à plusieurs semaines de fortes pluies. Inverness, la grande ville, nous accueille pour un bon dîner ou m'invitent mes amis, pour célébrer leur dernière soirée à bord, que nous terminons en déambulant dans quelques pubs ou des musiciens à la hauteur nous ravissent de folk celtique. Inspirés, Catherine et Guy ont composé cette chanson très sympa, sur l'air de « Aux Champs Elysées », en guise d'épitaphe dans le livre des équipiers :

On naviguait sur Boisbarbu, le cœur ouvert à l'inconnu
Des Orcades à Inverness et jusqu'au Loch Ness
(A)vec les Gérard au mois d'juillet, quel bel été'é écossais
Il suffisait d's'amariner pour bien s'régaler 

Refrain :
Oh, sur Boisbarbu, Oh, sur Boisbarbu
Au soleil, sous la pluie, à midi ou à minuit
On se sent vraiment très très bien
Oh sur Boisbarbu

Grand' voil' hisser, puis affaler, Génois rouler, puis dérouler
Et mill' bords nous avons tirés, l'ancr' avons jetée
La randonnée aux pierres levées, sortie d'l'église les mariés
Fish'man mission, p'tit déjeuner, oh quelle épopée

Macareux et fous d'Bassan, phoques, baleines et goélands
Poissons dans l'eau avons laissé, fil tout emmêlé
Rigoler chanter Santiago, philosopher, jouer au Lobo
Partager bière ou whisky, et vive la vie !

Ma passagère clandestine

En guise de plaisanterie, j'interdis à mes équipiers d'accéder à la cabine du capitaine, pour qu'ils ne découvrent pas la mystérieuse clandestine cachée dans la cabine. Croyez moi, cette passagère existe vraiment. C'est Evelyne bien sur, qui est à bord virtuellement et m'insuffle l'énergie spirituelle dont j'ai besoin. Derrière son PC, elle suit notre route grâce à l'AIS, relève nos cap et vitesse, elle suit la météo au travers des fichiers Grib, dévore mes mails et nouvelles du bord, nous appelle sur Skype quand elle voit Boisbarbu connecté au réseau, et s'endort dans sa couchette bercée par le doux roulis de ses songes. C'est Evelyne qui avec moi cet hiver dans les cabanes en bois de Laponie, a mis au point les menus et la cambuse du bord, ou avec qui je partage les choix de l'itinéraire et du planning, c'est elle qui me rappelle les taches qu'elle connaît mieux que personne (la balancine, la perception d'un front cyclonique à la lecture d'un ciel anodin, le frein de bome, le maniement du radar, le relèvement des navires en route de collision, l'aération de la cabine, l'utilisation des pare battages, …). Un mois après son passage furtif à bord au Pays de Galles, elle me rejoint un mois plus tard à Fort Williams, sans avoir vraiment déconnecté de notre navigation. Entre temps, son esprit plane à bord, dissimulé dans la cabine du capitaine.

Les équipiers
Ce voyage était un projet incertain, tributaire de la constitution d'un équipage couvrant les 3 mois de navigation. Je ne souhaitais pas naviguer seul dans ces zones, pour des raisons de sécurité. Mais, à peine ai-je parlé cet hiver du projet 2011, que la curiosité, l'enthousiasme, l'envie de participer à un projet "audacieux" (à notre humble mesure), se sont révélés dans mes futurs équipiers.

Tous si différents, et si complémentaires: le bon vivant, le calme, l'amical, le vif, le maladroit, l'enthousiaste, le serviable, le râleur, l'aimable, l'angoissé, le têtu, le généreux, l'entraîneur, le révolté, le diplomate, le hâbleur, le spirituel, l'orgueilleux, le chanteur, le simple, le grincheux, le joyeux drille, le blême, l'improbable, … et j'en passe, mais tous m'ont témoigné leur amitié par leur attention et leur gentillesse. Et puis j'ai aussi mes traits de caractère, que les équipiers doivent supporter sans broncher. De mauvaise humeur quand on casse du matériel, concentré dans les manœuvres délicates, exigeant et rigoureux envers l'équipage parfois au-delà de ses aptitudes. Mais je les sens indulgents à mon égard, comprenant que conduire ce périple ne peut pas être le fruit du hasard.

Chacun vient tracer son bout de sillage, et tisser le fil de l'amitié sur Boisbarbu, à sa manière. Je dois m'adapter aux changements d'équipages sans transition ni temps de repos; eux aussi. Exercice d'équilibre fragile, toujours périlleux. Je vis sur Boisbarbu pour 4 mois, avec mes habitudes, mon confort précaire, mon besoin de moments de repos et de solitude et mon souci constant de faire tourner Boisbarbu autour de l'Ecosse et le ramener à bon port tout en assurant une totale sécurité à l'équipage. L'équipier vient pour une semaine ou deux, arraché de son travail parfois stressant, débarquant d'un avion et d'un bus, pour vivre une aventure rapide et intense dans l'élément liquide. Quel décalage dans les rythmes et les attentes ! Mais tous y mettent tellement du leur pour que tout se passe à merveille sans même une anicroche.

 

Souvenirs d'Inverness,
Gérard, le 21 Juillet

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