Retrouvailles sur la Vilaine


Sur une rive embrumée de la rivière, entre forêt bucolique et pontons gluants, l'hiver a pris son temps pour abuser de la solitude de Boisbarbu et tisser sa signature, cramoisie ou moussue. Dedans, dehors, mon triste canote s'est soumis aux caprices de la Vilaine. Elle s'est invitée pernicieusement à bord pour infliger quelques dégâts.

Une avarie sérieuse et imprévue : l'enrouleur de génois est bloqué, corrodé par les embruns. Je manque de défaillir quand le revendeur m'assure qu'il n'y a plus de pièces de rechange pour cet enrouleur, puis quand le responsable du SAV m'annonce au téléphone que la pièce ne sera pas réparée avant un mois. Mon ciel s'assombrit, comme celui de Perette qui avait rêvé d'un été merveilleux. Mon projet vacille. Adieu Finistère, Cornouaille, Ecosse, …Mes yeux voient défiler la déception, puis l'agacement de mes équipiers lorsque je vais devoir leur annoncer l'annulation de notre périple « Around Scotland ». Au dîner, je broie le noir du ciel, suivi d'une nuit blanche ou la situation me retourne dans tous les sens. Me voici en plein stress, incapable de concilier les engagements pris auprès des équipages avec la réalité brutale de cette avarie. Blanc comme une de ces nuits qui portent conseil, j'en ressors avec plusieurs stratégies que je vais mener en parallèle, au détriment de l'avancement des autres travaux. 3 jours plus tard, une voie s'avère efficace. Ayant court-circuité tous les process commerciaux, au grand damne de mes interlocuteurs, je sors de l'entreprise de la Baule avec un enrouleur neuf et le sourire aux lèvres. Ouf ! Peut-être pas la solution économiquement optimale, mais la seule compatible avec ce planning qui avance inexorablement. Mes équipiers ne se doutent de rien, ce n'était pas nécessaire. La fin de la semaine approche.
J'avais du faire face à la même avarie en Avril 2007 à Bodrum. J'étais allé demander secours à un mécanicien turc. Il avait immédiatement quitté sa fraiseuse pour se pencher sur la complexité de mon enrouleur défectueux. En 3 heures de travail assidu, et sous mon regard admiratif, il avait déployé toute son ingéniosité pour comprendre le mécanisme, fabriquer des outils ad hoc, se procurer les roulements et joints et réparé l'enrouleur. Ces gens là ont une compétence et un sens du service dont on aurait beaucoup à apprendre …

De retour au chantier, nouveaux choc et déception : le pilote automatique, mon fidèle pilote, ne fonctionne plus. Je suis en rage car il sort justement de réparation. Le travail a été bâclé. Après 2 jours d'investigation et de tentatives, je dois me résoudre à le démonter et l'expédier chez le constructeur à Lorient. Mon fidèle pilote, mon équipier le plus fiable, ma troisième main, lui qui barre mieux que n'importe lequel d'entre nous… cela m'arrache le cœur de savoir que je vais démarrer ce périple sans lui. Au mieux, je pourrai le récupérer à l'Aber Wrach, avant la traversée de la Manche. Morale de l'histoire : un emmerd' n'arrive jamais seul !

Je suis terriblement en retard, mais ce n'est pas le moment de me laisser abattre. Les journées de travail s'allongent : 18h pour celle-ci, puis 20h pour celle là. Il va pourtant falloir reposer le corps avant de larguer l'amarre. Il faut me recentrer, sur les indispensables, tant pis pour le reste. Se recentrer, se concentrer,… - mettre au point un pilote de secours, -remonter l'étai et l'enrouleur, - monter en tête de mât se bagarrer avec cette petit pièce métallique qui ne veut pas reprendre sa place, - réviser et faire tourner le moteur, - fixer de nouvelles anodes, - faire le plein de gasoil, - peindre la coque, - gréer les voiles et l'accastillage, - réparer le mécanisme de barre, - terminer l'avitaillement, …

Les hasards et contraintes du calendrier convergent vers une mise à l'eau le vendredi 13 Mai à 17h. Un vendredi 13 … ! Ce n'est pas qu'à l'instar des générations de marins je sois superstitieux, mais je ne tiens à pas conjurer le mauvais sort. Avancer d'une journée : impossible, la peinture de coque ne sera pas terminée. Je fais la demande au chantier de reporter la mise à l'eau au samedi : impossible, Ronan, le patron, prends exceptionnellement un jour de congé pour se reposer de ce début de saison trépidant. Je me rassure à l'idée que ce qui importe, c'est de ne pas prendre la mer, un vendredi. Je ne tiens pas à réitérer le départ dramatique d'Octobre 2000. Nous attendrons donc tranquillement dimanche pour prendre le large, et ce n'est pas Boisbarbu qui va me contredire.

La lampe Petromax s'avère un chauffage efficace et sans dégagement de monoxyde de carbone.

Mes amis. J'attends maintenant avec impatience et fébrilité la soirée ou je pourrai accueillir autour d'un verre, mes amis Raymond, Arlette et Yves, en souhaitant que la mer bretonne ait envie de leur dévoiler ses plus beaux atouts. Se retrouver tous les 5 (eh oui, avec Boisbarbu) sera déjà un cadeau formidable, que ce soit à tirer des bords dans la brise ou le soir dans la chaleur réconfortante du carré.

La préparation au voyage
A l'aube de cette navigation, l'horizon se transforme, s'éclairci, s'illumine.
Même si le vent, les vagues, les courants, le brouillard n'ont pas changé, ils se sont transformés dans mon esprit. C'est plus ma confiance et ma volonté qui s'aiguisent plutôt que les nuages ou la mer qui se déchirent ou s'écartent devant l'étrave. L'angoisse des décors menaçants s'apprivoise. Je me familiarise aux paysages. L'anxiété, la méfiance, les hésitations, deviennent envies. Les mystères s'éclaircissent, le brouillard de mon ignorance se dissipe en éclaircies de la connaissance. La préparation au voyage prend alors tout son sens. Une chaude et réconfortante jubilation, une exaltation, un enthousiasme m'envahissent. Les barrières psychologiques fabriquées au delà du sub-conscient, sont plus difficiles à franchir que les vagues ou les caps. C'est tout le jeu de l'aventure intérieure que l'on ne pratique que dans les voyages qu'on organise seul, à l'opposé des voyages « organisés » (parfois aux noms accrocheurs se donnant des airs d'aventure), ou on est pris en charge, comme des colis postaux. Ces soi-disant voyages n'étant en réalité que des produits de consommation sans âme.La préparation au voyage est déjà Le Voyage, le plus passionnant peut-être. Le parcours qui succède n'est que l'exécution d'un plan, la réalisation d'un rêve, devenu inéluctable dans son déroulement.

Raymond arrive sur le chantier deux jours plus tôt, pour m'aider à terminer les travaux avant la mise à l'eau. Merci Raymond. Je vous laisse, il y a encore du boulot.

Amicalement,
Gérard.

 

 

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