Le Journal de Bord de BOISBARBU

La Traversée

Une traversée transocéanique est toujours un moment unique dans une vie. Elle marque le marin pour la vie. Il se souviendra toujours de l'impression forte que la traversée lui aura inspiré, même si il sera incapable de décrire ses impressions à ses amis. Seuls ceux qui savent lire dans le fond des yeux délavés et entourés de cristaux salins comprendront. Dans une traversée, on part souvent d'un endroit familier en quittant ceux qu'on aime, pour tenter d'atteindre un port qu'on ne connaît pas mais qu'on respecte déjà comme un mythe.

Une traversée, c'est une parenthèse entre ces 2 moments de terriens, une parenthèse dans une vie, loin du monde, à l'abri des regards, en osmose avec la nature, et avec tous les devoirs de l'autonomie : se débrouiller seul.

Départ : Praia da Vitoria, île de Terceira des Açores: 38°43' N - 27°03' W
Arrivée : St Denis d'Oléron, côte atlantique française: 46°02' N - 01°22' W
Distance orthodromique (à vol d'oiseau) : 1230 nautiques (2278 km)
Distance parcourue : 1375 milles nautiques
Temps de traversée : 10 jours moins 2 heures !
Vitesse moyenne : 5,6 noeuds
Vitesse maximum : 14,6 noeuds
7 empannages en 10 jours, 2 bords de spi, et pas un seul virement de bord.

Ce soir, mes amis (et équipiers) sont à bord. Je les réuni autour d'un plat de spaghettis pour le briefing de la traversée. – la stratégie de route, - le planning, - le partage des responsabilités, - les quarts, - la sécurité, -la vie à bord. L'écoute est là, les mots ont du poids, avant d'être digérés pendant notre dernière nuit complète et au calme.

A 2h20 du matin, un badaboum nous réveille ! Un individu trébuche dans l'escalier de la descente avant de s'enfuir précipitamment sur le quai. Le temps de se lever, impossible de l'apercevoir, ni de l'entendre en raison du coup de vent qui s'abat cette nuit sur le port. Probablement un malfaiteur. Etonnant dans ce pays. Peut être un plaisancier ? Je signalerai le lendemain l'incident à la GNR (Guardia Nacionale da Republica) et au Capitaine du port.

1 er jour : Mercredi 22 Juillet 2009

Dernier préparatifs, plein d'eau, nettoyage du pont, avitaillement en pain, papiers de sortie aux autorités, salutations à Loïc, et il est temps, vers midi, de larguer les amarres que nous lovons et rangeons soigneusement car elles ne serviront plus pendant une douzaine de jours. Le ciel est gris, rempli de grain. La voile et vite hissée avec un ris. L'île de Terceira s'éloigne dans le sillage brumeux. Quitter les Açores me rend nostalgique. Mais les dauphins sont déjà autour de nous pour faire la fête. Malheureusement, une mer croisée désagréable nous donne la nausée à tous les 4. Dîner frugal et les quarts s'organisent.

2 ème jour : Jeudi 23

Il a plu cette nuit, le pont est trempé. Un vent de nord ouest force 5 nous pousse dans la bonne direction. Nos nausées persistent. Nous traversons des grains. L'un d'entre eux génère un vent de 30 nœuds qui propulse Boisbarbu à 9 N avec une pointe à 11,9 N. Les repas, les quarts, les périodes de sommeil prennent leur place. L'ambiance dans l'équipage est excellente, chacun apportant attention et compassion à tour de rôle, entre deux états nauséeux. La boite de MerCalm se vide. Pour la navigation, nous sommes pris dans le dilemme de monter au nord pour ne pas être poussé sur les côtes de Galice, et rester au sud pendant 48 heures pour échapper à cette profonde dépression qui balaye l'Atlantique de ses vents violents.

3 ème jour : Vendredi 24

La nuit étoilée m'occupe dans l'observation du ciel. Jupiter brille très fort en plein sud. Le cap est sur Aldébaran et les Pléiades. Le matin, pétole. Sous prétexte d'éviter de se frotter à cette grosse dépression qui envahi le fichier Grib, je suis resté trop au sud. Nous voici englués dans une zone de haute pression, perchés sur une dorsale qui s'étend des Açores à Gibraltar. Comme à ski sur la crête d'une montagne, nous décidons de descendre dans la face nord, en direction du vallon de la dépression. Pas jusqu'au fond bien sur, mais juste sur le pourtour du cratère, là ou les vents nous porterons vers l'est sans pour autant s'enfoncer dans les affres du cratère. D'abord avec le moteur, puis avec le spi tangonné, nous remontons plein nord. Malmené par la houle de nord, le spi faseye, se dévente, claque, ou se tord comme une danseuse de flamenco. Le soir, la belle se déshabille et la récompense est là : le vent d'ouest se met à souffler, nous permettant de remplacer le spi par le génois qui nous tire plus fort vers le nord.

4 ème jour : Samedi 25

Le vent se renforce toute la nuit. Nous avons accroché la dépression. Attention de ne pas pouvoir s'en décrocher. Le jeu consiste à rester sur son flanc sud, sans descendre dans ses pentes qui nous attirent. Au milieu de la nuit, nous empannons : Renaud à la barre et moi à l'écoute de GV. La mer chaotique ne facilite pas la manœuvre. Au passage de la GV, l'écoute tendue brutalement me gifle, envoyant mes lunettes en l'air. Le bruit clinquant d'un verre qui rebondit sur le pont sonne dans la nuit. Renaud retrouvera mon verre de lunette coincé dans le chaumard arrière sous le vent, à quelques centimètres de l'eau. Nous filons 8 nœuds vers le nord est, poussés par la dépression. Cette dépression nous fascine, énorme comme 3 fois la France. Un vrai cas d'école : nous apprenons beaucoup la science météorologique à son contact direct.

Au petit jour, les départs au lof se succèdent. Nous réduisons les voiles au minimum dans des vents à 35 N qui nous accompagnent toute la journée, dans une mer forte. Le spectacle est dantesque et les pointes de vitesse se succèdent. Le GPS enregistre 11,8 N, 12,6, puis 13,4 N !!!

En soirée, le vent de sud ouest passe brusquement au nord ouest et le ciel nous envoie ses trombes d'eau. Il pleuvra toute la nuit. Les cirés trempés égouttent dans le carré. Les habits mouillés pendouillent au dessus des couchettes humides. Boisbarbu commence à ressembler à un vrai bateau en traversée. Un bateau comme ceux sur lesquels j'ai appris à naviguer à la fin des années 60 (mais là, c'était les fissures du roof en bois qui laissaient passer les paquets de mer). La nuit est noire. Pas un seul point lumineux, pas une seule étoile comme signe d'espérance, ni un seul feu de navigation comme signe de danger. Seul le plancton phosphorescent éclaire l'étrave et la voile d'avant.

5 ème jour : Dimanche 26

Un vent d'ouest puissant et régulier nous pousse vers le nord est à bonne allure portante. Le ciel est clair avec ses trains de nuages réguliers. La vie du bord s'est organisée. Raymond et Renaud prennent leur petit déjeuner vers 8 h, alors que je me réveille. Gérard A se réveille vers 9h30. Nous prenons nos quarts de jour comme de nuit et barrons systématiquement de jour, et de plus en plus de nuit, afin de ne pas vider les batteries du bord trop sollicitées par le pilote. Nous confions la barre au pilote quand la pluie est trop forte. Renaud et Gérard A s'adonnent à l'écriture de leurs journaux de bord pendant que j'écris ces quelques lignes. Notre consommation d'eau étant restreinte, la séance toilette et plutôt rare, laissant planer une odeur de marin dans le carré. Plutôt mieux que l'odeur des WCs qu'on ne peut proprement évacuer que bâbord amure. Les nausées de l'équipage se sont pourtant estompées. Une excellente ambiance d'amitié règne à bord. Chacun s'appliquant à aider un équipier dans ses taches quotidiennes. Les discussions vont bon train pour refaire le monde. Politique, religion, actualités, sport, tout y passe, mais toujours dans la réserve et le respect des opinions différentes. On apprend la victoire de Contador, mais RFI ne parle même pas du classement d'Amstrong. Gérard A nous mitonne des petits (ou gros) plats chauds, très appétissants, avec les modestes moyens du bord et une cambuse dont le frais disparaît au fil des jours. Il fait des miracles avec peu de choses. Un grand Bravo à lui, et surtout Merci pour cette contribution si importante pour la santé et le moral de l'équipage. Les repas sont toujours un bon moment de convivialité, même si bol posé sur les genoux, menace de gicler en l'air à chaque coup de roulis.

6 ème jour : Lundi 27

A 8h20, nous passons au nord du 45eme parallèle. C'est un symbole attendu pour nous. La latitude de Monestier de Clermont (à chacun ses repères) et l'entrée centrale du golfe de Gascogne. Mais nous sommes encore à 300 milles à l'ouest du cap Finistère (nord ouest de la Galice).

Le fichier Grib récupéré sur Internet avant le départ commence à dater et à perdre de sa fiabilité. N'ayant pas d'Iridium à bord pour recevoir un fichier Grib à jour, il me faut maintenant dépouiller les nombreuses infos météo que je reçois au travers du récepteur BLU et décodées par le PC : cartes météo Fax, messages RTTY, bulletins Navtex. La qualité est médiocre et les infos peu précises, mais on voit tout de même arriver une nouvelle dépression encore au nord des Açores. Elle est « pour nous » demain, semble t il. Il y a aussi la météo de RFI, à 11h40 pour nous donner le temps qu'il fera dans la journée et la nuit. Je retrouve la douce voix d'Arielle Cassim qui accompagnait notre traversée des Alizés en décembre 2000.

A 2h du matin, quand je relève Renaud de son quart, le cockpit est trempé. Ce n'est pas la pluie, mais les embruns. On est pourtant vent arrière. Cette nuit, il est difficile de tenir sa route, peut être à cause de la houle de travers. J'ai la sensation vertigineuse de tourner en rond, sans aucun repère dans la nuit noire. A partir du moment ou je mets les Pléiades dans les haubans, puis Venus devant le mât, Boisbarbu va plus droit et remonte plus haut que le 45 ème parallèle, vers une vallée dépressionnaire.

7 ème jour : Mardi 28

Le temps est gris et maussade mais le moral est au beau fixe, voire euphorique : Boisbarbu file à des vitesses jamais connues pour lui avec des pointes à 14 Nœuds (26 kmh). Pourtant à voilure réduite pour rester prudent dans des vents de sud ouest réguliers de force 7 depuis 2 jours, les longues vagues glissantes comme des toboggans accélèrent la carène. La crête entre l'anticyclone sur le Portugal et la dépression sur l'Irlande nous sert de trajectoire.

8 ème jour : Mercredi 29

Le vent a encore forcit : 7 à 8. La mer est devenue très forte. De nuit, il a été difficile de barrer sans se faire envoyer au lof, avec pourtant 3 ris dans la GV et 2 dans le génois. Toujours au grand largue tribord amure, avec une pression qui continue à descendre. Que du temps gris et de la bruine. Vitesse maxi atteinte cette nuit : 14,6 N (27 kmh) !! C'en est trop : on amène la grand voile et naviguons sous génois seul, ce qui stabilise le bateau et évite les départs au tapis. Barrer devient plus facile.

La moisissure contamine tous nos pains en réserve, et donne un goût préalable à nos tartines de beurre, confiture ou fromage. Mais on s'y habitue.

Ce soir, le soleil se donne en spectacle, et du beau spectacle, une véritable œuvre d'art. Le ciel et ses nuages se colorent comme les volutes du plafond de la chapelle Sixtine. Il ne manque que le fameux doigt de Zeus pour nous montrer le cap à suivre. Notre admiration est juste détournée par les odeurs et saveurs délicates du riz aux moules sauce catalane que Gérard A. nous a concocté.

9 ème jour : Jeudi 30

En milieu de nuit, nous croisons sur le rail de Galice à Ouessant, les cargos venant de Gibraltar et remontant vers Rotterdam. Le chapelet lumineux doit être surveillé de près. C'est Renaud qui s'y colle pendant son quart. Il doit éviter de se trouver sur la route d'un de ces monstres.

Je redoutais la baie de Biscay (golfe de Gascogne, comme disent les français), et son plateau continental, qui en passant brusquement de 4500m à 150m de profondeur, peut soulever une mer dangereuse. En réalité, ce golfe nous accueille en mollesse, dans sa plus grande mansuétude : calmasse et pétole

Au petit matin, nous voici donc englués dans l'anticyclone qui s'est étalé sur l'Atlantique Est. C'est pétole complète pour toute la journée et je suis obligé, la mort dans l'âme de démarrer le moteur. Ce fidèle Yanmar tourne comme une horloge. On en profite pour se refaire une santé, et festoyer au soleil, pêcher, jouer au tarot...

10 ème jour : Vendredi 31

A 2h du matin, Renaud et moi renvoyons de la toile et coupons le moteur. Petit temps, petite vitesse, mais grand plaisir de sentir Boisbarbu glisser silencieusement sur l'onde. Les dauphins nous accompagnent. Raymond se réveille avec l'impression d'avoir passé une nuit au mouillage, tant le contraste de mer et de bruit est grand avec les journées précédentes. En matinée nous croisons à 100 milles de la côte, le peloton de la course du Figaro, sous spis multicolores, tous affûtés pour gagner quelques encablures sur ses concurrents. Un vent de sud ouest nous pousse directement vers notre destination, en passant à proximité des hauts fonds de Rochebonne.

Il y aura eu les couchers de soleil, les quarts étoilés, les grosses vagues, la formidable amitié et gentillesse qui nous a liés, mais si je devais garder une seule image de cette traversée, ce sera celle des 2 ou 3 pétrels qui viennent chaque soir pendant mon quart planer entre les vagues, fendre délicatement la surface de l'eau d'un bout d'aile aiguisé, en tournant la tête pour observer le barreur et peut être lui transmettre un message. A défaut d'enregistrer cette image sur la pellicule, je l'ai de manière indélébile imprimée dans mes souvenirs.

11 ème jour : Samedi 1er Août

Dernière nuit. En doublant par tribord le plateau de Rochebonne, nous apercevons sur bâbord les premières lueurs de la cote française : les Sables d'Olonne, puis le phare des Baleines sur l'île de Ré, et enfin le phare de Chassiron sur l'île d'Oléron. Je comprends alors que les couchers de soleil ne seront plus jamais les mêmes. « Partir, c'est mourir un peu ». Revenir, c'est un peu ça aussi … La parenthèse océane se referme comme une huître. De ce coquillage mystérieux, nous ne garderons que le souvenir nacré de sa perle secrète.

Boisbarbu salue l'arrivée de l'île d'Oléron en arborant à l'aube, son spi bleu et vert, un dernier frisson de plaisir.

 

 

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