Parti tôt de Ceuta, Boisbarbu aura besoin de 7 heures au près contre un vent de sud ouest pour franchir le détroit de Gibraltar et atteindre Tanger. La mer est étonnamment plate et la navigation agréable. Nous avons tout le temps d'admirer ce site prestigieux du passage étroit entre Europe et Afrique. La Méditerranée étant plus basse que l'Atlantique de quelques mètres, provoque de forts courants d'ouest en est, pouvant être accentués par les marées. Alors que Boisbarbu file à 6,5 N sur l'eau, sa vitesse au sol que mesure le GPS n'est que de 3 N. Cette lenteur nous laisse tout le temps de nous concentrer sur le passage des nombreux super tankers qui empruntent le « rail » de Gibraltar.
Gibraltar voit passer chaque année 100000 navires, bien devant Malacca qui en voit 50000 ou Suez qui en voit 20000. C'est donc l'endroit ou il faut être très vigilant. Le jeu consiste à reconnaître si ils sont en route de collision avec nous. Pour cela nous notons à intervalles réguliers le gisement du navire suspect à l'aide de notre compas de relèvement. Si au cours des mesures le gisement évolue à la baisse ou à la hausse, c'est que ce navire passera devant ou derrière Boisbarbu. Si le gisement reste constant (ce qui nous est arrivé 4 fois dans cette journée), gare au risque d'abordage. On peut alors communiquer par VHF avec le navire et s'accorder sur la correction de route à apporter. On peut aussi décider de virer de bord et de s'écarter définitivement de la route de ce navire. L'exercice est parfois très impressionnant, car on a à faire à des porte containers de 300m de long, 300000 tonnes, portant 1500 containers.
Les porte containers de dernière génération font 350m de long et une capacité de 11000 containers. Ils peuvent naviguer à la vitesse de 25N (46 km/h). Quant aux super tankers, le plus gros est long de 380m, large de 68m et une capacité de 440000 tonnes de pétrole. Sur les 3500 porte containers, le danois Maersk en possède 400, fabriqués au Danemark, alors que les autres sont principalement fabriqués en Corée. La plupart naviguent sous pavillons du Panama, Liberia ou Antigua. Les paradis fiscaux ont encore la peau dure.
Dans l'après midi nous rentrons dans le port de commerce de Tanger, puis dans son port de pêche grouillant d'activité, au fond duquel on trouve 1 ponton en triste état et bondé d'une quinzaine de bateaux sans personne à bord. Un marinero nous accueille avec le sourire pour nous aider à amarrer à couple en bout de ponton, sur le passage des gros bateaux de pêche. Pas très rassurant quand on écoute notre hôte raconter les nombreux accidents qui ont eut lieu à cette place. Les allers et venues des bateaux de pêche sont incessants. Le goût d'observer ces bateaux dans des ambiances de port me vient certainement de mon père lorsque nous passions du temps dans les ports pendant les vacances de mon enfance. Ici les bateaux de pêche partent avec de nombreux hommes à bord, mal équipés, et reviennent avec les cageots chargés de poissons. Une grande partie part à l'exportation pour l'Europe. Chaque jour, 200 camions passent vers Algesira en Espagne par ferry. Ils sont tous scrutés au scanner pour détecter la drogue.
Les formalités sont vite remplies par 2 fonctionnaires très sympas et efficaces, de la douane et de la police. Nous avons droit ensuite à la visite du Yacht Club Royal de Tanger et à la bienvenue de son directeur. Un Yacht Club, mes amis, d'un luxe comme j'en ai rarement rencontré. Le grand standing. Très surprenant dans ce port un peu délabré.
Les 2 jours passés à Tanger sont au dessus de nos attentes. On est ravi de l'accueil et de la douceur de vivre. Nous qui avions gardé de cette ville la réputation de trafics ou de prostitution. Les temps changent. La Médina authentique nous accueille sans jamais nous harceler. Rien à voir avec Marrakech.
On se régale des odeurs, des couleurs, des épices, de la profusion de poissons, du travail des artisans et en particulier des tisserands.
La décision de quitter Tanger rapidement est facile à prendre. La météo annonce un fort coup de vent d'est dans Gibraltar, force 10 avec rafales à 11 pour dans 2 jours. Par ce vent, le port de Tanger est intenable et dangereux, il vaut mieux s'échapper avant, d'autant qu'un généreux vent du nord est annoncé pour notre route sur Madère. Dimanche matin, le policier se fait un peu prier pour sortir de chez lui et venir nous rendre nos passeports. Il nous faudra 2 heures pour le convaincre.
Nous passons au large du cap Trafalgar ou la flotte française et espagnole ont pris une pâtée mémorable par la flotte britannique de l'amiral Nelson. Jeune surdoué de la tactique navale, Nelson a gagné avec brio cette bataille malgré sont infériorité numérique. La France pardonnera difficilement cette humiliation aux anglais, mais il faut avouer qu'ils ont été brillants sur ce coup là. Il laissa néanmoins sa vie à l'issue de cette victoire de Trafalgar.
Descente formidable de Tanger à Porto Santo. 600 milles parcourus à une allure très rapide, propulsés par un vent puissant de nord est, force 6 à 7, parfois 8. 196 milles en 24 h, un record sur Boisbarbu, pourtant égalé dans la traversée de l'Atlantique nord en juin 2001. La mer est très forte avec des vagues de 5m dont certaines viennent déferler sur la hanche arrière tribord de Boisbarbu. Les surfs se succèdent. Nous nous faufilons entre les montagnes liquides, à la recherche d'un confort relatif ou de plaisirs fugaces. L'Atlantique s'offre à Boisbarbu, d'une houle souple, ample et généreuse.
C'est la couchette bâbord du carré qui nous offre le meilleur confort. On y installe notre couette. Evelyne et moi nous nous y relayons, parfois sans enlever le ciré ni même les chaussures de pont. C'est la "couchette chaude", de la chaleur animale de son prédécesseur.
Evelyne a du mal à trouver le sommeil pendant mes quarts. Ce qui l'entraine dans un état d'épuisement de plus en plus profond au cours des nuits qui se succèdent. Evelyne redoute les longues traversées alors que j'ai la chance de m'adapter à ce rythme dés la deuxième nuit. Je sais que mon devoir hors quart est de dormir, pour être alerte pendant mon quart.
Evelyne a peur d'heurter une baleine. Le seul animal que nous verrons sera une grosse tortue naviguant tranquillement pour une destination lointaine. Il parait que les tortues mettent 9 années pour traverser l'Atlantique, avant de revenir sur l'Europe ou l'Afrique pour pondre. Une nuit, alors qu'Evelyne est de quart, assise sous la capote de descente pour s'abriter des vagues, elle voit une vague beaucoup plus haute que les autres poursuivre Boisbarbu, monter au dessus de tribord avant de nous coucher longtemps sur bâbord. Les chandeliers sont largement sous l'eau. Evelyne s'agrippe à la main courante alors que tout valse à l'intérieur. Confortablement calés dans la couchette bâbord du carré, je ne suis réveillé que par le cri de frayeur d'Evelyne. Elle s'est fait une belle frousse. Elle en a marre et a hâte de trouver le calme et l'abri du port de Porto Santo. Nous y arrivons vers 1h un matin, pour prendre un coffre dans le bassin du port en reportant la manœuvre de ponton à un lendemain plus lucide. Nous nous laissons tomber sur la couchette. Le silence est « assourdissant » après le bruit des 3 derniers jours. Il nous apaise dans les bras de Morphée.
Porto Santo
Petite île de l'archipel de Madère, son charme apaisant nous séduit. La promenade sur les 8 kms de plage déserte de sable blanc soulage mon mal de dos. Le village est propret, bien organisé et on s'y sent bien. Christophe Colomb, après avoir épousé la fille du gouverneur, séjourna à Porto Santo plusieurs années. L'ambiance de la petite marina est chaleureuse grâce à son personnel ainsi qu'à la solidarité des autres bateaux de voyages. Nous laissons la marque de Boisbarbu sur la jetée, comme signature de notre passage, parmi des centaines d'autres, notamment de Bruno sur son Mosquito, connu aux Açores en 2001, avec qui nous gardons régulièrement contact.
Rencontre improbable:
Il y a plus d'une trentaine d'années, je développais dans la chambre noire du labo photo d'HP, avec un collègue, des rouleaux de diapositives qui nous arrivaient des îles de l'autre bout du monde. 2 filles, copines de mon collègue, faisaient le tour du monde à la voile sur un petit bateau de 9m. François et moi pouvions rêver et fantasmer au visionnage des diapos.
A Porto Santo, nous croisons 2 femmes à bord d'un voilier. Elles entreprennent leur 4 ème tour du monde, pour de nombreuses années maintenant qu'elles sont retraitées. Intrigués par leur expérience de voile, nous les invitons à boire l'apéro à bord de Boisbarbu. Les hasards de la conversation nous amènent à parler de Grenoble, d'HP et d'un ami commun : François. C'est là que je réalise que ces deux sœurs, Jacqueline et Christiane ne sont autres que celles que j'avais connu dans les années 70 dans la chambre noire du labo photo.
Que le monde est petit.
Madère
45 milles de traversée très agréable au grand largue nous conduisent vers le port de Funchal, capitale de Madère. On nous accueille derrière la jetée, comme seul bateau de passage. Pour l'instant, car dans la soirée et le lendemain nous serons rejoints par 3 autres bateaux français connus à Porto Santo. En particulier Marc, breton, 20 ans, étudiant en physique, qui a décidé de consacrer un an au voyage à la voile: 7 mois de travail pour acheter un petit voilier de 9 mètres et 4 mois pour rallier Madère puis les Açores sur son First 30. Il est accompagné pour quelques semaines de sa soeur Anne-Laure, qui avait eu la chance à l'age de 4 ans de connaitre une traversée de l'Atlantique et 6 mois de nav' aux Antilles. On est impressioné par le sourire, l'optimisme et l'insouciance de ce jeune sur son bateau dont l'équipement et l'accastillage son réduits à leur plus simple expression, c'est à dire à la hauteur de son budget. Au cours des journées et des réparations, une amitié se construit.
Madère est un bon moyen de nous dégourdir les jambes (elles en ont besoin) sur les nombreux sentiers de randonnée que nous réservent cette île. Nos amis Patrick et Monique nous ont passé carte et guide, on est fin prêt. Les 1400 kms de "levadas" (canaux d'irrigation) offrent des parcours originaux et spectaculaires autour des montagnes de l'île. D'autres sentiers muletier, étonnament alpins relient un pic à l'autre à des altitudes entre 1400 et 1800m. La nature volcanique de Madère lui a conféré des reliefs particulièrement verticaux et vertigineux, qui n'ont rien à envier à ceux des Dolomites. C'est à Madère que l'on trouve les falaises marines les plus hautes d'Europe. Nos pieds marins et encore montagnards nous permettent d'aborder ces promenades avec un réel plaisir, d'autant que les fleurs sont partout, hortensias, agapantes, impatiences, vipérines, ...
Le réseau d'autobus publics de Madère étant bien organisé, nous n'avons aucune difficulté pour nous rendre rapidement à n'importe quel endroit de l'île, au départ d'une randonnée, et une fois une traversée pedestre terminée, pour retrouver un autre bus nous ramenant au port de Funchal à bord de Boisbarbu.
Chaque jour, je scrute les fichiers grib (fichiers météo montrant les vecteurs de vent) dans l'attente d'une fenêtre météo favorable pour nous faire cap vers les Açores. Evelyne est impatiente et heureuse d'accueillir du renfort à bord, venir nous seconder et rentrer dans l'organisation des quarts de nuit qui nous mèneront vers l'archipel des Açores.
A suivre dans le prochain récit.
Fraternités marines.
"La mer est immense, je n'peux la traverser,
Je n'ai pas d'ailes, pour la survoler,
Préparez moi, un bateau pour deux,
Nous navigu'rons, mon amour et moi"
(vieille ballade écossaise, traduite par Graeme Allwright)